Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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En bas à gauche

Communiqué du CCRI-CG de l’EZLN

lundi 14 février 2005

EN BAS À GAUCHE

À l’attention de : [supprimé dans l’original]
De : sous-commandant insurgé Marcos.
[Supprimé dans l’original]

Sous-commandant Marcos, critique

Un grand salut, de ma part et de celle de tous les compañeros. Nous, ça va. Je n’y avais pas pensé tout de suite, mais cette missive me paraît un moyen excellent de mettre un point final aux émissions du Système zapatiste de télévision intergalactique. Et rien de tel, pour terminer,
que de finir sur une "chronique" sportive. Comme tu le sais, dans les activités sportives et les Olympiades zapantoufles, notre devise, contrairement au toujours "plus fort, plus rapide et plus haut" des jeux
Olympiques, c’est : toujours "plus faible, plus lent et plus bas..."

Plus faible

Alors voilà, on était en train de gravir la colline de la radio. Pour te situer, nous avons notre propre échelle des horreurs : par ordre décroissant, en allant du pire au moins mauvais, il y a l’enfer, le purgatoire, la station Hidalgo du métro de Mexico à l’heure de pointe, et
la colline de la radio ! Tu vois ce que je veux dire. Bien. Alors, nous crapahutions, pour transmettre une des émissions sabbatines de Radio insurgée, la voix des sans-voix. Parvenus à mi-hauteur, alors que l’insurgée Erika grimpait en trottinant et ne montrait aucun signe de
fatigue, moi, j’étais au bord de la crise cardiaque (autrement dit, j’étais mourant). J’ai eu l’idée de montrer du doigt une direction quelconque et, dans le seul but de pouvoir jouir d’une halte sans que mon ego ne pâtisse autant que mes poumons, utilisant mes dernières réserves
d’oxygène, j’ai demandé à Erika : "C’est quoi, là-bas ?" Elle s’est arrêtée et s’est tournée vers l’endroit que je signalais, ce que j’ai aussitôt mis à profit pour m’asseoir et feindre de remettre correctement ma botte gauche, et elle m’a dit : "Où ça ?" Mais au lieu de lui répondre,
je lui ai dit de descendre dire à Moy qu’il m’envoie les derniers rapports dès qu’il les aurait reçus. Selon mes petits calculs, le temps qu’Erika descende et remonte la colline, moi, j’aurais atteint le sommet, sans que mon orgueil de mâle ne s’en voie affecté. Erika s’est mis à descendre... en courant ! Moi, j’ai repris la montée, en m’aidant de toutes les branches et les pierres que je rencontrais et en pestant contre cette satanée idée
que j’avais eue de vouloir adapter le roman "Muertos incómodos" ("Des morts qui dérangent") en feuilleton radiophonique et de l’émettre en 100,5 mégahertz FM. Quand il ne me restait plus que 50 mètres à grimper, Erika
m’a rattrapé en gravissant allègrement la colline et m’a dit : "Ça y est, je lui ai dit. Le major dit que c’est d’accord, il enverra les rapports dès qu’il les aura." Je n’ai pas pu lui répondre quoi que ce soit (à cause
du manque d’air et de la honte qui m’étreignait) et je l’ai laissée passer. Nous avons enfin atteint le sommet. Je venais tout juste de m’asseoir face à la hutte qui faisait office de cabine de transmission quand soudain est apparue l’insurgée Toñita, qui grimpait en courant avec
les rapports... Pour redescendre aussitôt, en disant que le match de foot des insurgées allait commencer. Tandis qu’Adolfo réglait les appareils pour commencer l’émission, en débutant avec "Ya se mira el horizonte..."
("On aperçoit déjà l’horizon...", premiers mots de l’hymne zapatiste), j’ai jeté un œil aux rapports.

Rien de grave. Juste que la commandante Hortensia apprenait à conduire comme "chauffeuse" et que les compañeras des Altos ne voulaient plus que "ceusses des sociétés civiles" continuent de donner les cours sur les
droits des femmes et qu’elles allaient elles-mêmes choisir les thèmes et organiser les discussions. La commandante Hortensia précisait qu’elle suivait des cours de mécaniques et qu’elle était déjà en mesure de démonter le Delco du "Chompiras". J’ai levé les yeux en voyant Erika qui
entrait, portant une batterie qui devait peser dans les 15 kilos, et qui filait redescendre la colline... en courant.

C’est le moment que choisit le lieutenant Adolfo, qui se goinfrait de toutes les lectures qui lui passaient dans les mains et posait toujours des questions sur tout, pour me dire : "Eh, Sup ! Qui a dit que les femmes constituent le sexe faible ?"

Moi, je me suis levé, non sans efforts, et je lui ai rétorqué que ça ne pouvait être qu’un crétin, tout en arrachant un écriteau que j’avais moi-même collé sur la porte il y a longtemps et sur lequel on pouvait lire : "CLUB DE TOBI. LES FEMMES NE SONT PAS ADMISES."

C’était peut-être dû à mon imagination, mais il m’a semblé que le Soleil éclatait de rire...

Plus lent

Je crois comprendre ce que tu me dis de cette espèce de nausée, de vertige produit par le constant et rapide chassé-croisé des thèmes abordés par les moyens de communication. Par l’apparente instabilité du calendrier
national : le narcotrafic, l’éviction parlementaire, l’idylle dans la
résidence présidentielle de Los Pinos, les assassinats, les tsunamis,
l’Irak, le Liban, les luttes fratricides des partis, les fonctionnaires en
campagne et les ex-fonctionnaires exigeant que les fonctionnaires en
campagne ne soient plus fonctionnaires... Plus ce à quoi on a droit cette
semaine... Tout si vite... et traité de manière si superficielle. Comme le
disait feu Elias Contreras, ça finit par faire tourner la tête de sauter
d’un sujet à l’autre. Aujourd’hui, les gens connaissent par cœur les
horaires des journaux télévisés... pour pouvoir changer de chaîne.

Cependant, permets-moi de te dire quelque chose. Je pense qu’une telle
frénésie cache en fait autre chose : la destruction de ce qui fait du
Mexique une nation. Et que cette avalanche rapide de thèmes qui vient d’en
haut n’encourage pas à prendre un parti, à se positionner, mais qu’elle
contribue à laisser à d’autres le soin de le faire et plus précisément aux
politiciens, aux locuteurs de radio et autres éditorialistes. Sous le
règne de la modernité néolibérale, tout ce que l’on impose doit être
imposé brusquement, frénétiquement, brutalement. C’est ce qu’on appelle
"thérapie de chocs successifs", qui consiste à donner un coup et, avant
que l’on ait le temps de se ressaisir, à en redonner un, puis un autre, et
un autre et ainsi de suite. Jusqu’à ce que l’on accepte cet état de fait
comme le cours "normal" des choses. Eh bien, pour se rendre compte de tout
cela, il faut ralentir et aller plus lentement.

En effet, la destruction du Mexique en tant que nation ne s’opère pas
uniquement sur le plan économique et social, mais aussi sur le plan légal
et politique. L’éviction parlementaire [de López Obrador] n’en est qu’une
partie et, quant aux questions que tu poses à ce sujet, je te répondrais à
grands traits par ce qui suit :

1. Si elle avait effectivement lieu, l’éviction du chef du gouvernement de
la ville de Mexico renverrait notre pays un siècle en arrière. Jusqu’en
1910, pour être plus précis. Elle signifierait dans les faits rien moins
que la disparition de la voie des urnes comme moyen d’accéder au pouvoir.
Méprisant toute l’histoire du Mexique, la présidence utilise l’appareil
judiciaire comme s’il lui appartenait en patrimoine, tandis que la classe
politique est plongée dans des calculs mesquins pour savoir si son compte
en banque couvre le ridicule dont elle fera l’objet ;

Cette éviction parlementaire n’est pas seulement illégitime, elle est
aussi illégale. Quand le ministère de l’Intérieur, le cabinet
présidentiel, la cour suprême, le pouvoir législatif, le PAN, le PRI, et
la fraction du PRD qui a fait du fait de prétendre être de gauche un
négoce, annoncent à grands cris que la loi passe avant tout le reste, ils
ne font qu’alimenter la rancune sociale qui s’accumule en bas de
l’échelle. L’Intérieur et le cabinet présidentiel peuvent bien s’égosiller
en annonces solennelles, en conférences de presse, en discours
soporifiques et en déclarations vibrantes, l’éviction parlementaire est
illégale et ne résisterait pas à la moindre recherche juridique honnête.
L’insistance de la droite à maintenir cette affaire sur le terrain
strictement juridique n’est qu’un piège : elle sait pertinemment qu’elle
n’a aucun fondement sur le plan légal, mais elle sait aussi que la toile
d’araignée des lois mexicaines est capable de masquer quelque chose
d’illégal... avec des lois. Ça s’est déjà fait auparavant, avec la
contre-réforme indigène de 2001 ;

Mais en plus d’illégale, l’éviction parlementaire est aussi illégitime et
c’est cela qui pèse de tout son poids sur le Mexique d’en bas.

2. Veulent-ils vraiment le faire ou est-ce une feinte (je crois qu’on
appelle ça un bluff, au poker ou au domino) ? Je n’en sais rien. Je pense
que leurs calculs sont obligés de tenir compte, en tout cas, des choses
suivantes :

a) Le calendrier. Je veux dire que s’il doit y avoir du foin, il vaut
mieux que ce soit maintenant que plus près des élections présidentielles.
Leurs calculs prévoient qu’on trouvera d’autres cirques pour distraire les
gens (probablement les imminentes noces religieuses des Fox-Sahagún, un
assassinat bien retentissant et le combat de rats au sien du PAN, du PRI
et du PRD) et que l’"opinion publique" arrivera "toute fraîche" et avec un
trou de mémoire aux élections ;

b) Le PRD. Ils sont confiants dans le fait que la direction de ce parti
persistera dans sa mollesse corrompue et que Cárdenas Solórzano (avec la
bénédiction de Fox et de Salinas) servira de tampon contre les
protestations au sein du PRD, apaisera les réticences de l’intelligentsia
progressiste et isolera les germes de mécontentement hors de la zone
d’influence de ce parti, parti qui pense que s’opposer à l’éviction
parlementaire signifierait soutenir López Obrador. Ergo, bienvenu ce qui
anéantit l’ennemi, même si ça vient de l’ennemi ;

c) López Obrador. Ils doivent envisager la possibilité que celui-ci,
entouré qu’il est de la pire engeance du PRI-salinisme, choisisse de céder
aux appels au "bon sens" et à la "raison" (cette même raison à laquelle on
se félicite que Cárdenas ait cédé en 1988) et se maintienne dans les
limites de cette "légalité" qui veut l’expulser. Ils manœuvreraient alors
rapidement pour acculer toute manifestation de refus dans l’illégalité. Et
s’ils peuvent évincer quelqu’un de la course à la présidence, qu’est-ce
qui les empêchent de jeter en prison ceux qui s’y opposent ? Après tout,
les lois sont faites pour ça : pour servir d’alibi à ce qui est illégitime
 ;

d) Les gens. Avec une véritable ferveur, on a tout fait pour que la
politique écœure et provoque l’apathie du plus grand nombre. Qu’est-ce que
ça peut bien faire qu’Untel ou Untel ne soit pas présidentiable, si, en
bas, les choses restent les mêmes ?

e) L’oubli. Tous les six ans, le système déclenche l’opération "Lavage de
cerveau". Mais, bien entendu, avec toujours moins de succès.

3. On perçoit aujourd’hui un climat d’hystérie au sein de la classe
politique (alimenté par les médias). Quelque chose que nous, nous appelons
le syndrome Tláhuac. Cela consiste en ce que les polices de tout poil se
mettent à faire pleuvoir les coups, les gaz lacrymo et la prison... "afin
d’éviter un plus grand mal" ! (Évitant bien entendu de dire qu’en réalité
c’est pour éviter un scandale médiatique.) Ledit syndrome fait croître la
répression et, inversement, fait diminuer toute velléité de mobilisation.
Attendu que tout est soupçonné de soutenir à l’un ou l’autre de ces
messieurs là-haut, eh bien, tout le monde au pas et que rien ne vienne
troubler la "paix" qu’égrène le calendrier d’en haut. Chiapas, Oaxaca,
Veracruz et Ciudad de la Esperanza sont autant d’échantillons d’une
expérience qui est désormais nationale.

4. Tu connais parfaitement notre position en ce qui concerne López Obrador
et le PRD : ils ne sont rien d’autre que la main gauche de la droite (et
peut-être même pas ça). Pour nous, il n’est pas question de sympathies
politiques ou de calculs cyniques sur ce qui serait "moins mauvais". Non,
comme toujours, dans notre cas, c’est un problème éthique. Ce n’est pas
seulement que l’éviction parlementaire est, au sens strict, un "coup
d’État préventif" (comme on l’entend déjà dire) et que, tandis que l’an
2000 a entériné l’idée que les élections sont une manière d’accéder au
pouvoir, 2006 viendra entériner le fait que tous les moyens (je dis bien
tous les moyens) sont bons pour arriver à ses fins ;

Non, il ne s’agit pas de cela. Ou du moins pas seulement. Il s’agit du
fait que c’est une injustice. Et que tout homme et toute femme honnêtes se
doivent de s’opposer à l’injustice et, dans le cas qui nous occupe, à
cette injustice-là. Nous, les zapatistes, nous nous opposons non seulement
à une éviction parlementaire, juridique ou médiatique, qui annule toute
possibilité qu’un homme ou qu’une femme puisse accéder par la voie
pacifique au pouvoir, mais nous appelons aussi tout le monde à se
manifester, en leur temps, là où ils sont et à leur manière, contre cette
injustice. C’est plus, je peux même te dire que nous débattons en ce
moment de la façon (pacifique, note bien) dont nous allons nous manifester
pour nous opposer à ce coup d’État ;

Évidemment, nous appelons aussi à ce que l’on sépare clairement dans ces
mobilisations ce qui est refuser l’éviction parlementaire de ce qui est
soutenir López Obrador (la confusion entre l’un et l’autre étant due,
rendons à César ce qui appartient à César, à la maladresse avec laquelle
le gouvernement fédéral mène sa campagne et au désormais légendaire
opportunisme du PRD).

5. Cela signifie-t-il que nous soutiendrions López Obrador et que nous
oublierions la longue histoire de trahisons et d’inconséquences du PRD ?
Non. Je dirais même plus. Si, au lieu de López Obrador, c’était Marta
Sahagún qui était menacée d’éviction parlementaire, nous nous y
opposerions de même. La question, je te le répète, n’est par pour nous
affaire de personnes ou de tendances politiques (n’oublions pas que la
droite possède de nombreux visages... et sigles de partis), mais d’histoire
et d’attitude conséquente en politique. Tu te rappelles peut-être des
déclarations faites par Rosario Ibarra de Piedra, alors candidate aux
élections présidentielles, lors de la fraude de 1988 ? Elle avait plus ou
moins déclaré que c’est Cárdenas qui avait gagné et qu’elle n’était pas
d’accord avec son programme et ses positions politiques, mais que ce
qu’avait fait Salinas était une fraude.

Nous avons déjà dit que nous ne nous tournons vers en haut que si une main
d’en bas attire notre attention sur quelque chose. Ce n’est pas le cas
ici. Nous ne sommes pas en train de regarder vers en haut, mais vers en
bas. Et, plus précisément, vers en bas et à gauche.

Or ce qui vient d’en bas possède un autre rythme. Comme on n’y vise pas
l’immédiat, mais l’avenir, tout va plus lentement. Mais ça avance.

Plus bas

Un des problèmes de la gauche réside dans ce à quoi elle s’identifie. Avec
la direction du PRD, dont la consistance idéologique et la pratique
équivalent à celles d’une meringue (et comme pour toutes les meringues,
tout se joue en quelques secondes [1]). Avec cette attitude de demi-sel qui
préconise, en guise de programme de la gauche, de choisir les gouvernants
"les moins mauvais". Avec les têtes pensantes confortablement installées
dans leurs académies qui distribuent du haut de leurs chaires missions et
tâches... aux organisations de gauche. Ou encore avec ceux qui, acceptant
sans rechigner un calendrier imposé d’en haut qui stipule que 2005 est une
année d’élections, préconisent l’équivalent actuel du "vote utile" :
soutenons le moindre mal... En laissant entendre qu’il s’agit bien du
moindre mal.

Cependant, qu’il me soit permis de dire, en analysant plus lentement, que
le dénominateur commun de cette "gauche" est le cynisme, le manque de
mémoire et le conformisme.

Non, quand on voit ce qu’est la gauche, il ne faut pas tourner son regard
vers le haut mais vers le bas. En haut, tout n’est que démarche boiteuse
avec curules et gouvernements déguisée en bon sens moderne. La véritable
géographie de la gauche (attention : je parle du Mexique du début du XXIe
siècle) se trouve en bas, où elle est d’ordinaire loin de cette frénésie
qui règne en haut. Je veux donc parler de la gauche d’en bas, marginalisée
par cette "gauche" d’en haut qui plaît tant à la droite.

En termes gastronomiques, la gauche d’en haut (les "marxistes en
charentaises", comme disait l’autre) peut très bien te donner une liste
des meilleurs restaurants qui servent les meilleurs vins, tandis que la
gauche d’en bas peut uniquement te dire où trouver les tacos et les
sandwiches les moins chers. Je parle de ce que l’on appelle la gauche
"marginale", "radicale", "préhistorique" (pour reprendre des termes qu’on
lui attribue d’en haut). Je parle des organisations politiques
n’appartenant pas à la classe politique ou à la société civile. De qui
n’est pas soumis aux aléas de la mode mais n’est guidé que par ses
engagements. De ces gens méprisés par les intellectuels, par les médias,
par les gouvernements et par les professionnels de la politique. De ceux
qui ne sont pas de la chair à canon mais du gibier de prison, qui sont
voués au cimetière et aux limbes où végètent les disparus en attente d’une
justice qui ne pourra pas venir d’en haut, mais d’en bas, à gauche. De ces
gens peu nombreux. Des dizaines, à tout casser. Allez, des centaines, si
tu insistes - en ce qui me concerne, je me fiche des arguments fondés sur
le quantitatif. "Ils ne sont que quelques-uns, une poignée", nous dit-on,
pour nous engager à ignorer certaines organisations de gauche. Mais
combien est-ce, très peu ? L’EZLN n’a-t-elle pas commencé avec six
personnes ? Ce sont pourtant ces "quelques-uns" qui ont été à l’origine
des grandes mobilisations au Mexique et qui ont mis en branle 1968, 1985,
1994 ou 1999. Le cardénisme de 1988 aurait-il été ce mouvement de masse
sans le soutien de ces personnes et organisations de gauche qui l’ont
rejoint ? Nous, nous pensons que non. Nous nous trompons peut-être, mais
c’est ce que nous pensons. Ces personnes et organisations ne méritent pas
seulement le respect, mais aussi l’admiration. Toute tentative de
transformation réelle de notre société devra les prendre en compte. Sinon,
ce ne serait qu’une lumière isolée (si elle naît en bas) ou un marché de
dupes (si elle naît en haut). Il faut que tu saches, en effet, qu’existe
une gauche qui ne peut qu’éprouver honte et indignation en voyant que l’on
veut mettre au pouvoir, pour diriger et coordonner, des gens qui ne savent
rien des mouvements sociaux si ce n’est comment les réprimer ou les
acheter, des dirigeants syndicaux pourris, des leaders religieux et des
politiciens qui changent de veste comme on change de caleçons.

Pour prendre une métaphore temporelle, l’horloge d’en bas suit un autre
rythme, et son calendrier exige un engagement plus fort et en toutes
choses. Si, en haut, ce sont les médias électroniques (la télévision,
surtout) qui dictent et accompagnent le calendrier du pouvoir, en bas, on
écrit un livre où le mot "fin" n’a pas sa place. Chacun y ajoute des mots,
des phrases, des pages et même des chapitres entiers, comme ceux de la
révolution commencée en 1910 et en 1968. Ce livre-là avance plus
lentement, certes, mais il marche avec les jambes des gens dont la lutte
est le moyen d’existence. Il avance, même quand les défaites que nous y
rapportons ne sont pas dues au serpent à sept têtes mais à la mesquinerie
et aux broutilles que nous traînons comme des boulets. Malgré tout cela,
chaque page permet d’écrire la suivante et nous n’avons pas que des
Hidalgo, des Morelos, des Guerrero, des Villa, des Zapata ou des Flores
Magón comme prédécesseurs. Il y a aussi toutes ces personnes disparues
pour des raisons politiques lors de la "guerre sale", toutes les
organisations politiques qui ont rendu possible l’insurrection syndicale
des années 70 et toutes les personnes tenaces qui, sans faire de
simagrées, font un travail politique avec des ouvriers, des colonos, des
paysans, des indigènes, des femmes, des curés, des homosexuels, des
lesbiennes, des étudiants, des professeurs. Et, en conservant une image
d’horloge, permets-moi de te dire qu’à partir de la sixième heure les
heures s’égrènent en bas et à gauche.

Notre pays a été mordu par l’histoire et par la géographie. À l’orient et à l’occident, les Sierras Madres sont comme deux grandes cicatrices qui nous disent : "C’est ce que nous sommes." Ce serait tellement beau que quelque chose puisse unir tous les efforts faits en bas dans le cadre de ces deux grandes cicatrices. Quelque chose qui les relie, de Mérida à Ensenada. Ou, mieux encore, de La Realidad à Tijuana.

Je m’arrête là. Pour finir, je me contenterais de te rappeler que, pour nous, le regard porte plus loin quand il s’appuie sur ce qui est en bas et à gauche.

Voilà. Salut, et si tu me demandais de quelle couleur est le drapeau qui flotte en bas, je te répondrais "rouge et noir".

Des montagnes du Sud-Est mexicain,
sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, février 2005.

P.-S. : Avec cette retransmission sportive s’achèvent les émissions du Système zapatiste de télévision intergalactique, la seule télé qui se lit. Dès cet instant précis, notre signal est interrompu. Comment ? Oui, oui,
il reste encore à faire ce qu’il reste à faire...

Traduit par Angel Caído.


[1En espagnol, merengue (meringue) signifie aussi mauviette. Et une des expressions équivalentes à notre "durer moins de temps qu’il n’en faut pour le dire" est : "durar menos que un meringue en la puerta de una escuela" [lit. : "durer moins de temps qu’une meringue devant le portail de l’école"] (NdT).