Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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Pour les mères des disparu(e)s

Communiqué du CCRI-CG de l’EZLN

mardi 18 avril 2000

MAMAN PIEDRA.
Aux parents des disparus politiques.

"Je rêve de cloîtres de marbre
où dans un divin silence
Les héros debout, reposent ;
De nuit, à la lumière de l’âme,
Je parle avec eux : de nuit !
Ils sont en rang : je passe
Entre les rangs : j’embrasse
Leurs mains de pierre : s’ouvrent
Les yeux de pierre : tremblent
Les barbes de pierre : ils empoignent
L’épée de pierre : ils pleurent :
L’épée vibre dans son fourreau !
Muet, je leur embrasse la main"

José Martí

Avec une main de pierre, avril tombe sur le Mexique d’en bas. Soleil et ombre se répandent dans le jour et la lune évite, de nuit, un chemin miné d’étoiles. Dans ce pays chemine aujourd’hui le désordre, défilé dont un des cotés menace du précipice de l’oubli et du manque de mémoire. Sur l’autre flanc, la mémoire se fait montagne et pierre.

L’aube effeuille des lumières perdues lorsque, dans une ville quelconque, dans une maison quelconque, dans un quartier quelconque, face à une machine à écrire quelconque, une mère (le cœur de la fleur de pierre espérance) écrit une lettre. Curieuse, l’aube se penche par-dessus l’épaule et arrive à peine à dérober quelques lignes : ".... et alors tu imagineras la douleur qui m’étreint... ", "... pour nous les mères qui ont vécu avec un poing cloué au milieu de la poitrine durant si longtemps... " La lune gonfle à peine ses joues, le vent dort.

L’aube s’envole au loin, arrive à la montagne et, à l’aide fragile de la lumière d’une chandelle, laisse tomber sur la petite table son souffle chaud et sa lourde charge. La lune est à peine un globe dégonflé et une brise marine caresse les yeux qui lisent : "C’est un problème qui devrait émouvoir tout le monde, mais que, malheureusement, beaucoup jettent dans l’oubli". L’ombre approche le foyer de la pipe de la bougie et donne du feu au tabac et aux paroles dont s’emparent les mains qui, aussitôt, dessinent :

Je ne connais pas Jesús Piedra Ibarra, ni César Germán Yañez Muñoz. Pas personnellement. Par d’autres photos, je les reconnais maintenant sur l’affiche, face à moi, où luit un "EUREKA" dans la partie supérieure. Au centre, un groupe d’hommes et de femmes portent une grande couverture qui dit "PRÉSENTATION DES DISPARUS POLITIQUES" et qui est peuplée de photos d’hommes et de femmes, tous jeunes, tous mexicains. Parmi les images je marque avec un stylo, légèrement, celle de Jesús Piedra Ibarra et celle de César Germán Yañez Muñoz.

Je vérifie les visages de ceux qui tiennent la couverture : des femmes principalement, et on devine à leurs visages qu’elles sont toujours mères. Le sont-elles ? Toujours ? Elles le sont et le sont toujours, à ne pas douter. La prison peut dater d’il y a 25, 15 où 5 ans, ou être d’aujourd’hui. Rien ne me le dit, pas même la fermeté de ces regards, leur obstination, leur espérance.

La "Brigade Blanche", groupe paramilitaire avec lequel le gouvernement opéra la guerre sale contre la guérilla mexicaine dans les années 70 et 80, séquestra Jesús Piedra Ibarra le 18 avril 1975, il y a 25 ans. Depuis lors, personne n’a rien su de lui. L’Armée Fédérale Mexicaine arrêta César Germán Yañez Muñoz en février-mars 1974, il y a 26 ans. Depuis lors, personne n’a rien su de lui. Il y a 30 ans, il y a 20 ans, il y a 10 ans, il y a 5 ans, et jusqu’à maintenant au Mexique, les opposants politiques "disparaissent".

Je n’ai pas connu Jesús Piedra Ibarra, ni César Germán Yañez Muñoz, ni aucun des hommes et femmes disparus politiques. Ou bien si, oui je les ai connus. Ils avaient des visages différents et s’habillaient de façon distincte, mais leurs regards étaient les mêmes. Je les ai connus dans les rues et dans les montagnes. Je les ai vus lever les poings, les drapeaux, les armes. Je les ai vus disant "NON !", criant "NON !" jusqu’à rester sans voix dans la gorge, mais pas dans la poitrine. Je les ai vus. Je les ai connus. Ils furent alors complices, compagnons, frères, ils furent nous. Je les ai vus. Je les ai connus. Leurs bras et leurs pieds sont autres, mais leurs pas sont les mêmes, leurs accolades sont les mêmes. Je les connais. Nous les connaissons. Ces visages sont les nôtres. Il suffit de prendre une plume noire et de peindre un passe montagne à ces visages d’hommes et de femmes.

Jesús Piedra Ibarra, César Germán Yañez Muñoz. J’ai connu vos mères. J’ai connu Rosa, mère de César Germán, et, peu de temps après, Rosario, Mère de Jesús. J’ai connu Rosa et Rosario, toutes deux mères d’hommes qui luttent, luttant elle-même, toutes deux, cherchant, toutes deux. Il y a quelques années, Rosa fit comme si elle mourait et s’en fut chercher César Germán sous terre. Rosario continue au-dessus de chercher Jesús. Mamans de pierre, Rosa et Rosario cherchent au-dessus et au-dessous des pierres. Elles cherchent après un disparu, deux, trois, des dizaines, des centaines...

Oui, les disparus politiques sont des centaines au Mexique. Quelle faute ont portée ceux-ci et d’autres hommes et femmes qui n’avaient pas mérité de leurs ennemis, ne parlons pas de la vie et de la liberté, mais la prison ou la tombe ? Parfois, une photo est la seule chose matérielle qui reste d’eux. Mais dans les mains de pierre des mères, cette photo devient drapeau. Et les drapeaux sont fait pour flotter dans les cieux. Et dans les cieux les élèvent les hommes et les femmes qui savent que la mémoire n’est pas une date qui signale le début d’une absence, mais que c’est un arbre qui, planté hier, lèvera demain.

En quelle matière peut-on rendre hommage aux héros qui n’ont d’autres recoins que la mémoire de ceux qui partagent leur sang et leurs idéaux ? De pierre, mais pas de n’importe quelle pierre. À la rigueur, de la pierre de mémoire dont furent et sont leurs mères. Parce qu’il y a des mères qui sont de pierre, pierre de tranchée, de forteresse, de maison, de mur que soutient la parole "JUSTICE" dans leur poitrine.

Les mères des disparus politiques sont de pierre. Que peuvent craindre ces femmes qui ont tant affronté, qui ont tant lutté ? Pas l’absence, elles la portent déjà depuis tellement d’années. Pas la douleur, elles vivent avec, tous et chacun des jours. Pas la fatigue, elles ont déjà parcouru tous les chemins. Non, la seule chose que craignent ces femmes est le silence dont s’habille l’oubli, la perte de mémoire, l’amnésie qui d’habitude souille l’histoire.

Contre cette crainte, les femmes n’ont que l’arme de la mémoire. Mais où garde t-on la mémoire lorsqu’un cynisme frénétique règne sur le monde de la politique ? Où se réfugient les petits morceaux d’histoires qui maintenant ne semblent plus être que des photos, et qui furent des hommes et des femmes avec des visages, des noms, des idéaux ? Pourquoi la gauche actuelle semble t-elle si accablée par le présent et oublie t-elle ses absents ? Combien de ceux tombés dans la longue nuit de la guerre sale au Mexique ne sont-ils pas des marches dans l’ascension de la gauche comme alternative politique ? Combien parmi ceux que nous sommes ne le doivent-ils pas à ceux qui ne sont plus ?

Cela est-il fini ? Est-il terminé le cauchemar que l’on appelle "Brigade Blanche" ? Comment s’appelle maintenant l’organisme gouvernemental chargé de faire disparaître ceux qui s’opposent au système ? Mexique, devint-il meilleur avec les disparitions politiques qui le rendirent "moderne" ? Peut-on parler de justice tant qu’il existe des disparus politiques ?

Qui sont les parents des disparus politiques ? Ont-ils une compagnie aujourd’hui dans leur angoisse, dans leur douleur, dans les absences ? Où sont les mains et les épaules pour eux ? Y a t-il une oreille pour leur révolte ? Quel dictionnaire intègre leur recherche entêtée qui bannit pour toujours les mots "irrémédiable", "irrécupérable", "impossible", "oubli", "résignation", conformisme", "reddition" ? Les disparus politiques, où sont leurs bourreaux ?

Ceux qui les firent disparaître se penchent vers la vieille et dépassée maison politique actuelle au Mexique, s’assurent que personne ne reviennent en arrière, qu’aucun œil ne se penche même sur le coffre de l’oubli de ceux qui ont luttés pour que n’existe plus un en-bas où laisser tomber le regard. Les bourreaux se félicitent alors, ils ont réussi, ils lèvent leurs coupes et trinquent avec le sang pour la mort de la mémoire.

Ce pays s’appelle le Mexique, et cela se passe en l’an 2000. Le siècle et le millénaire se terminent et la croyance du silence qui fait disparaître les choses persiste : si nous ne parlons pas des prisonniers et disparus politiques, ils seront alors gommés de notre présent et de notre passé.

Mais ce n’est pas ainsi. Avec le silence, non seulement ils ne s’évaporent pas de notre histoire, mais, c’est certain, le cauchemar se répétera et d’autres mères deviendront de pierre, et parcoureront chaque recoin, en haut et en bas, en disant, criant, exigeant justice.

Les bourreaux célèbrent leur impunité (et leur impunité ne signifie pas seulement l’absence de châtiment, mais aussi que les disparus continuent de disparaître), mais aussi le silence.

Cependant, nous n’oublions pas tous.

Parce qu’en bas, là où les racines de la Patrie s’alimentent de fleuves souterrains, l’échec des exécuteurs couve.

De pierre sont les images que la mémoire soulève dans ce cœur d’en bas, de la pierre viennent ces hommes et ces femmes qui, éraflant à peine la peau dure de l’histoire, se lèvent et parlent. Et cette modeste école a aussi quelque chose de pierre lorsque, au milieu de la Realidad zapatiste, elle affiche son nom comme un drapeau : "École Jesús Piedra Ibarra".

L’ombre chiffonne les feuilles écrites et les donne au feu de cette même lumière qui revient allumer la pipe. Elle prend une autre feuille vierge et, avec une tendresse laconique, écrit :

"18 avril 2000.

Maman Piedra :

Je ne sais pas pour les autres, mais nous, nous n’oublions pas.

Avec tendresse,
Vos filles et fils zapatistes.

P.S. : Salutations à toutes les femmes"

En bas, l’aube continue son embrassade chaleureuse, tandis que la mer arrange les brises de ses cheveux. En haut la lune, tronquée, nous rappelle que rien ne sera complet s’il manque la mémoire. Et "mémoire" est la façon dont ici nous appelons à la justice.

Depuis les montagnes du sud est mexicain.
Sous-Commandant Insurgé Marcos.
Mexique, Avril 2000.