Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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LA DOULEUR ET LA RAGE.

ARMÉE ZAPATISTE DE LIBERATION NATIONALE. MEXIQUE.

mardi 13 mai 2014

8 mai 2014

Aux compañeras et compañeros de la Sexta :

Compas :

En fait le communiqué était déjà prêt. Succinct, précis, clair, comme doivent l’être les communiqués.

Mais... mmh... peut être plus tard.

La réunion avec les compañeras et compañeros bases d’appui de La Realidad commence.

Écoutons-les.

Ce ton et cette émotion dans leurs voix, nous les connaissons depuis longtemps : la douleur et la rage.

Là, je me rends compte qu’un communiqué ne pourra pas refléter cela. Ou du moins pas dans toute sa dimension.

C’est vrai, peut être qu’une lettre non plus, mais au moins à travers ces mots je peux essayer, bien qu’elle n’en soit qu’un pâle reflet.

Parce que...

Ce fut la douleur et la rage qui nous ont fait défier tout et tous, il y a 20 ans.

Et c’est la douleur et la rage qui aujourd’hui nous font de nouveau chausser nos bottes, mettre notre uniforme, mettre notre pistolet à la ceinture et nous couvrir le visage.

Et maintenant porter ma vieille casquette usée aux 3 étoiles à 5 branches.

C’est la douleur et la rage qui ont conduit nos pas jusqu’à La Realidad.

Après avoir expliqué que nous étions là en réponse à la demande de soutien du Conseil de Bon Gouvernement, un compañero base d’appui, professeur du cours « La Liberté selon les zapatistes » vient, il y a quelques instants, de nous dire plus ou moins en ces termes :

Sous-commandant, nous te le disons clairement, si nous n’avions pas été des zapatistes, nous nous serions déjà vengés depuis longtemps et nous aurions fait un massacre, parce que nous sommes très en colère de ce qu’ils ont fait au compañero Galeano. Mais nous sommes des zapatistes et il ne s’agit pas se venger, mais que justice soit faite. Ainsi nous attendons ce que vous avez à nous dire et nous ferons selon.

En l’écoutant, j’ai ressenti de l’envie et de la peine.

De l’envie envers ceux qui ont eu le privilège d’avoir pour professeurs des femmes et des hommes comme Galeano et comme celui qui est en train de parler. Des milliers d’hommes et de femmes du monde entier ont eu cette chance.

Et de la peine pour ceux qui n’auront pas Galeano comme professeur. Le compañero Sous-commandant Insurgé Moisés a dû prendre une décision difficile. Sa décision est sans appel et, si on me demande mon opinion (ce que personne n’a fait), sans objection. Il a décidé de suspendre pour un temps indéfini la réunion et le partage prévu avec les peuples natifs et
leurs organisations du Congrès National Indigène. Et il a décidé de suspendre aussi l’hommage que nous avons préparé pour notre compañero disparu Don Luis Villoro Toranzo ainsi que notre participation au séminaire « L’éthique face à la Spoliation » organisé par des compas artistes et intellectuels du Mexique et du Monde.

Qu’est ce qui l’a amené à prendre cette décision ? Bon, les premiers résultats de l’enquête et les informations qui nous sont parvenues ne laissent la place à aucun doute :

1.- Il s’agit d’une agression planifiée bien à l’avance, militairement organisée et mise en œuvre avec traîtrise, préméditation et en s’assurant de l’avantage. Et c’est une agression qui s’inscrit dans un climat instauré et encouragé d’en haut.

2.- La direction de ce qu’on appelle la CIOAC-Historique, le Parti Vert Écologiste (nom sous lequel le PRI gouverne le Chiapas), le Parti Action National et le Parti Révolutionnaire Institutionnel sont impliqués.

3.- Au minimun, le gouvernement de l’État du Chiapas est impliqué. Reste à déterminer le degré d’implication du gouvernement fédéral.

Une femme de la partie adverse est venu dire que cela a bien été planifié et qu’il s’agissait bien d’un plan pour « baiser » Galeano.

En résumé : il ne s’agissait pas d’un problème de communauté où deux camps, enflammés sur le moment, s’affrontent. Ça a été planifié : premièrement, la provocation avec la destruction de l’école et de la clinique, sachant très bien que nos compañeros n’avaient pas d’armes à feu
et qu’ils iraient défendre ce que humblement ils avaient construit de leurs efforts. Puis les positions prises par les agresseurs, prévoyant le chemin qu’ils suivraient du caracol jusqu’à l’école. Et enfin le feu croisé sur nos compañeros.

Dans cette embuscade, nos compañeros ont été blessés par des tirs d’armes à feu.

Ce qui est arrivé au compañero Galeano est bouleversant : lui n’est pas tombé dans l’embuscade, il a été encerclé par 15 ou 20 paramilitaires (oui, ce sont bien des paramilitaires, leurs tactiques sont bien celles de paramilitaires). Le compa Galeano les a mis au défi de se battre à mains nues, sans armes à feu. Ils l’ont attaqué au bâton, et lui, sautait d’un côté à l’autre, esquivant les coups et désarmant ses adversaires. Comme ils voyaient qu’ils n’y arrivaient pas, ils lui ont tiré dessus et une balle dans la jambe l’a fait tomber. Après cela, ce fut la barbarie : ils ont fondu sur lui, il l’ont frappé et lui ont donné des coups de machette.
Une autre balle dans le torse l’a laissé presque pour mort. Ils ont continué à le frapper. Et comme il respirait encore, un lâche lui a tiré une balle dans la tête.

Il a reçu trois tirs à bout portant. Et les 3 alors qu’il était encerclé, désarmé et qu’il refusait de se rendre. Son corps a été traîné sur 80 mètres par ses assassins et ils l’ont laissé là.

Le compañero Galeano, là, seul. Son corps jeté, au milieu de ce qui était avant le territoire des campamentistas, hommes et femmes du monde entier qui répondaient à l’appel du « campement pour la paix » de La Realidad. Et ce furent les compañeras, les femmes zapatistes de La Realidad qui ont défié la peur et sont allées prendre le corps.

Oui, il y a une photo du compa Galeano. L’image montre toutes ses blessures et ravive la douleur et la rage, bien qu’à l’écoute des récits, il n’est nul besoin de celle-ci. Bien sûr que je comprends que cette photo puisse blesser la susceptibilité de la royauté espagnoliste, et c’est pour cela qu’il vaut mieux montrer un grossier montage photo, avec des blessés à la tête, afin que les reporters mobilisés par le gouvernement chiapanèque puissent commencer à vendre le mensonge d’un affrontement. « Celui qui paye, dirige ». Parce qu’il y a des classes, mon bon. La monarchie espagnole c’est quand même quelque chose, mais eux ces « foutus » indiens rebelles, il t’envoie te faire voir au ranch d’amlo, uniquement parce que là, à quelques pas, ils veillent le corps ensanglanté du compa Galeano.

La CIOAC-Historique, sa rivale la CIOAC-Indépendante et d’autres organisations « paysannes » comme l’ORCAO, l’ORUGA, l’URPA et d’autres vivent en provoquant des affrontements. Ils savent que provoquer des affrontements dans les communautés, où nous sommes présents, fait plaisir au gouvernement. Et qu’ils seront récompensés à coup de projets et de grosses liasses de billets pour les dirigeants, pour les torts qu’ils nous ont causés.

De la bouche d’un fonctionnaire du gouvernement de Manuel Velasco : « Cela nous convient bien mieux que les zapatistes soient occupés par des problèmes créés de toute pièce, plutôt qu’ils ne lancent des activités auxquelles viennent assister des “güeros” de partout. » Il l’a dit ainsi : « güeros ». Oui, c’est marrant qu’un serviteur d’un « güero » s’exprime ainsi.

Chaque fois que les leaders de ces organisations « paysannes » voient diminuer leurs budgets pour les bringues qu’ils s’octroient, ils provoquent un problème puis vont voir le gouvernement du Chiapas pour qu’il les paye pour « se calmer ».

Ce “modus vivendi” de dirigeants qui ne savent même pas distinguer le sable du gravier, a commencé avec le priiste de sombre mémoire « croquetas » Albores. Il a été repris par le lopezobradoriste Juan Sabines, et continue avec celui qui se nomme lui-même le vert écologiste Manuel « el güero » Velasco.

Attendez un moment...

Il y a un compa qui parle. Il pleure, oui. Mais nous savons tous que ces larmes sont des larmes de rage. Avec des mots entrecoupés, il dit ce que tous sentent, sentons. Nous ne voulons pas de vengeance, nous voulons la justice.

Un autre encore intervient : « Compañero Sous-commandant Insurgé, n’interprète pas mal nos larmes, elles ne sont pas de tristesse, mais de rebellion. »

Maintenant, un compte rendu d’une réunion des dirigeants de la CIOAC-Historique nous parvient. Les dirigeants disent textuellement : « avec l’EZLN on ne peut pas négocier avec de l’argent. Mais une fois que tous ceux qui apparaissent dans le journal auront été arrêtés, ils seront enfermés 4 ou 5 ans et une fois que ce sera calme, on pourra négocier avec le gouvernement leur libération ». Un autre ajoute : « ou nous pouvons dire qu’il y a eu un mort de notre côté et on est à égalité, un mort de chaque côté et les zapatistes se calmeront. Nous inventons un mort ou nous tuons quelqu’un et là le problème sera résolu. ».

Finalement, ma lettre s’allonge et je ne sais pas si vous arrivez à ressentir ce que nous ressentons. De toute façon, le Sous-commandant Insurgé Moisés me charge de vous dire que...

Attendez...

La discussion reprend dans l’assemblée zapatiste de La Realidad. Nous étions sortis, pour qu’ils se mettent d’accord entre eux sur la réponse à une question que nous leur avions posée : « Le commandement de l’EZLN est poursuivi par les gouvernements, vous le savez car vous étiez là lors de la trahison de 1995. Alors, voulez-vous que nous restions là pour nous charger du problème et que justice soit faite ou vous préférez que nous nous en allions ailleurs ? Parce que vous risquez tous de souffrir de la persécution directe des gouvernements, de leurs polices et de leurs militaires. »

Maintenant, j’écoute un jeune. Il a 15 ans. Ils me disent que c’est le fils de Galeano. Je le regarde, et oui, effectivement, bien qu’il soit jeune, c’est un Galeano en devenir. Il nous dit de rester, qu’ils ont confiance en nous pour la justice et pour trouver ceux qui ont assassiné
son papa. Et qu’ils sont prêts à tout. Les voix qui vont dans ce sens se multiplient. Les compañeros parlent. Les compañeras parlent et même les enfants arrêtent de pleurer, ce sont elles qui sont allées rebrancher l’eau, bien que les paramilitaires les aient menacées. « Elles sont courageuses », dit un homme, vétéran de la guerre.

Nous restons, c’est l’accord.

Le Sous-commandant Insurgé Moisés donne à la veuve une aide financière.

L’assemblé se disperse. Et l’on distingue que les pas de tous sont de nouveau fermes et qu’il y a une autre lueur dans les regards.

Où en étais-je ? Ah, oui. Le Sous-commandant Insurgé Moisés m’a chargé de vous avertir que les activités publiques des mois de mai et de juin sont suspendues pour un temps indéfini, ainsi que les cours de « La liberté selon les zapatistes ». Donc à vous de voir pour les annulations et tout le reste.

Attendez...

On nous dit que là-haut il commence à promouvoir ce qu’on appelle le « modèle Acteal » : « c’était un conflit intra-communautaire pour une carrière de sable ». Mmh... ainsi la militarisation continue, les clameurs hystériques de la presse domestiquée, les simulacres, les mensonges, la persécution. Ce n’est pas innocent que le vieux Chuayffet soit là, maintenant avec des élèves appliqués dans le gouvernement du Chiapas et dans des organisations « paysannes ».

Ce qui suit, nous le connaissons déjà.

Mais je veux profiter de ces lignes pour vous demander :

Pour nous, c’est la douleur et la rage qui nous a conduit jusqu’ici. Si vous arrivez à les ressentir aussi, Où cela va-t-il vous mener ? Parce que nous, nous sommes ici dans la réalité. Où nous avons toujours été.

Et vous ?

Bien, Salud et indignation.

Depuis les montagnes du Sud-Est Mexicain.

Sous-commandant Insurgé Marcos.
Mexique, Mai 2014. 20éme année du début de la guerre contre l’oubli.

PS.- L’enquête est conduite par le Sous-commandant Insurgé Moisés. Il vous informera des résultats directement ou à travers moi.

Autre P.S.- Si vous me demandez de résumer notre laborieux cheminement en peu de mots ce serait : nos efforts sont pour la paix, leurs efforts à eux sont pour la guerre.

http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2014/05/09/el-dolor-y-la-rabia/